Faut-il débaptiser
toutes les rues de Bordeaux ? "Je
désire donc, au nom de ce passé, qu'on ne change jamais un vocable de rue,
qu'on le laisse tel que les générations disparues l'ont créé, transformé,
déformé même." Camille JULLIAN
(1859-1933) CONFÉRENCE FAITE À L'HÔTEL-DE-VILLE LE 27 JANVIER 1923 À L'OCCASION DU VINGT-CINQUIÈME ANNIVERSAIRE DE LA COMMISSION DU VIEUX PARIS
Jamais
le monde d'autrefois n'eût compris qu'une rue, une place fût qualifiée
d'après quelque événement du jour, quelque personnage de l'histoire : c'était
la rue qui faisait son nom, avec son aspect, ses monuments, son histoire à
elle. La raison d'être de son nom était essentiellement tirée d'elle-même ;
elle était locale et topographique. Je
parle de l'époque romaine tout d'abord. Voici, à Rome, la Via sacra : C'était
en effet la « voie sacrée » par excellence, celle des sanctuaires essentiels,
des cortèges triomphaux ; la vie propre à cette voie avait déterminé son nom.
Vous me direz : mais il y avait à Rome un forum de Trajan, le grand empereur.
Sans doute, mais c'est parce que ce forum, cette place était l'œuvre de
Trajan : ce nom de forum de Trajan perpétuait la première et plus importante page
de l'histoire de cette place. Voilà pourquoi j'estime que les plus farouches
des républicains de Marseille auraient pu accepter sans colère que la grande
rue nouvelle, percée par le Second Empire, continuât à s'appeler — au lieu de
rue de la République — rue Impériale : car c'était bien l'Empire qui l'avait
faite, et cela, on ne le changera jamais. Voici,
à l'époque romaine encore, et à Paris, une rue — elle correspond à peu près à
la rue de la Harpe, au boulevard Saint-michel, à la rue Denfert-Rochereau —
on l'appelait la via Infera, c'est-à-dire la « voie
d'en bas » : on l'appelait ainsi, parce qu'elle était en contrebas de la rue
principale, la grande route d'Orléans, aujourd'hui la rue Saint-Jacques ; la
situation faisait le nom. — Pauvre via Infera ! ce
nom a été victime de deux calembours : d'abord un calembour populaire : Infera, qui signifie « d'en-bas,
inférieur » est devenu « enfer », et dans cette rue d'enfer le populaire a
mis à cœur-joie quantité d'histoires diaboliques ; puis l'Administration est
intervenue, et a mis là son calembour officiel et patriotique, et la rue est
devenue rue Denfert-Rochereau 1. 1. Décret du 30 juillet 1878. —Mon cher
confrère M. Edgar Marcuse a bien voulu me rappeler à ce propos deux autres
calembours administratifs. La rue du Chemin-de-la-Croix (à Passy), devenue
rue Eugène-Delacroix (10 août 1868) ; la rue des Grandes-Carrières (à
Montmartre), devenue rue Eugène-Carrière (24 juin 1907). Il
y avait à Metz, à l'époque romaine, et il a pu parfaitement y avoir à Paris,
une rue de la Paix, vicus Pacis,
une rue de l'Honneur, vicus Honoris. N'allez pas
croire que ce fût une manière de célébrer la paix romaine ou l'honneur
impérial. C'est qu'il se trouvait un temple de la Paix dans le vicus- Pacis, et qu'il se
trouvait dans le vicus Honoris une société
d'anciens soldats, de vétérans, qui portaient leurs dévotions périodiques à
un temple de l'Honneur. La rue ne célébrait ni gloires, ni vertus, ni
victoires : elle était un certain emplacement, qui devait son nom à la nature
ou à la fonction de cet emplacement, et rien d'autre aucun but politique ou
moral n'apparaissait à son horizon. Le
Moyen-âge n'a pas procédé autrement que l'Antiquité. L'élément topographique domine absolument et jalousement le nom de
ses rues. Si vous avez en France, dans nos vieilles communes, tant de « rue
Neuve », c'est parce que, au douzième siècle, de nouveaux faubourgs se
créèrent aux portes des vieilles cités épiscopales : l'histoire de ces rues a
fait leur nom. Ailleurs, c'est leur aspect : et voici les rues Torte ou « Tordue », les Grandes Rues, innombrables.
Paris en avait deux sur la rive gauche, l'une et l'autre étaient, en effet,
les rues principales, le commencement de grandes routes : « Grande Rue
Saint-Jacques » ou route d'Orléans, « Grande Rue de la Montagne
Sainte-Geneviève » ou route de Lyon. Puis, ce sont les habitants éminents des
rues qui interviennent pour les dénommer : rue des Lombards, par exemple, et
si l'on faisait l'histoire de toutes les villes de France qui portent ce nom,
nous aurions un bien curieux chapitre de l'histoire de l'installation, chez
nous, des banquiers italiens ; et rue des Prêtres-Saint Germain-l'Auxerrois,
ce qui rappelle le groupe sacerdotal d'une des églises souveraines de Paris.
Et encore, c'est l'enseigne de l'auberge qui fait le nom de la rue, comme ces
curieuses rues du Sauvage qui abondent dans l'Ile-de-France et ailleurs. Pas
une seule fois, que je sache, le Moyen-âge ne dévia de la raison
topographique. Qu'on ne m'objecte pas qu'à Bordeaux, à la Rochelle, sans
doute ailleurs, nous avons des rues qui rappellent les noms d'illustres
habitants de la ville, maires ou seigneurs. C'est que ces maires ou ces
seigneurs avaient leur logis en ces rues : les noms étaient là à titre
d'indication et non pas de glorification. Et
ainsi, peu à peu, nous arrivons au seizième siècle, qui continua les vieilles
et séculaires habitudes ; nous arrivons même au temps de
Henri IV, où, alors, quelque chose de nouveau apparaît, prélude d'une
transformation toponymique. Nous
voyons apparaître, un peu partout en France, des places Royale et des places
Dauphine ou des portes Dauphine. Voilà le commencement de la nouvelle
histoire : la rue, la place, la porte, reçoivent le nom des deux puissances
du jour, le Roi et le Dauphin. La religion de la royauté, qu'inaugure le
premier des Bourbons, va avoir en quelque sorte son lieu de culte dans des
endroits fameux de cités françaises. Mais
l'histoire ne fait pas plus de saut que la nature. Dans ces qualificatifs
nouveaux de place ou de porte Royale ou Dauphine l'élément honorifique, qui
est nouveau, ne fait pas encore disparaître l'élément topographique, qui est
ancien. Ces portes, ces places, ont été bâties au moment de la naissance du
Dauphin : leur nom rappelle leur histoire. Elles vont recevoir une statue du
roi : leur nom rappelle leur monument principal. Et l'admirable de La Mare,
dans son traité de la Police, qui est un pur chef-d'œuvre d'administration et
de science, ne manquera pas de dire que toute place Royale est faite pour
glorifier le roi et porter sa statue. Il
n'empêche que le branle est donné, et que peu à peu, par la brèche royale,
toutes les religions officielles, nationales, humaines, vont passer pour
marquer les rues à leur empreinte. Adieu les bons vieux noms qui appartenaient
à la rue et à qui elle appartenait : la rue n'est plus, au moins du fait de son
nom, qu'un instrument de la vie publique, un agent politique. Je
marque les étapes. Voici d'abord, derrière le roi, l'arrivée des grands
seigneurs — les rues de Condé, — celle des archevêques — les rues de Rohan, —
celle des gouverneurs de province — les cours d'Albret, — celle des
intendants — les boulevards d'Etigny ou places de
Tourny. Et cependant, malgré tout, même avec ces noms de gloire, la valeur
topographique de la rue persistait à ne pas disparaître. Car, après tout, les
allées de Meilhan sont l'oeuvre
de M. de Meilhan, à Marseille, et les allées de
Tourny l'œuvre de M. de Tourny, à Bordeaux. Mais
alors arriva la Révolution, et cette fois ce fut la débâcle. Tous les noms de
rues durent se plier à une règle inflexible, à laquelle n'échappèrent même
pas les noms de villes. Le nom dut signifier quelque chose, non pas quelque
chose de l'histoire ou de la vie de la rue, mais quelque chose de l'histoire
ou de la vie de l'humanité. Il devint en quelque sorte un effet de la logique
ou de la raison révolutionnaire ; il fut marque et témoin de la pensée
générale ; il fie, pour ainsi dire, acte de foi ou geste de reconnaissance.
Et on eut, ici, le quartier des grands hommes — rues Voltaire, Rousseau,
Montesquieu ; — ici, les places des mois du calendrier nouveau — Frimaire ou
Pluviôse ; — ailleurs, les noms à principe — Concorde ou Révolution, Raison
ou Être Suprême. Et je connais une ville, et non des moindres, où une rue importante
s'appelle rue Esprit-des-Lois, sans que je sache si ce nom rappelle l'ouvrage
fameux de Montesquieu ou ne rappelle pas l'Esprit de Sagesse qui doit
présider aux lois révolutionnaires. Et
maintenant, c'est fini. Je veux dire par là que la rue n'est plus la
maîtresse de ses destinées, de son nom, mais qu'elle est devenue — non pas
même un organe d'administration publique — mais un organe de gouvernement, de
propagande, de combat. Nous
sommes sous l'Empire, et les rues Impériales et les rues aux noms de
victoires, Ulm ou Iéna, se multiplient. Mais la Restauration arrive, et
apparaissent les voies de la Charte. Et puis, ce sont les La Fayette et le
général Foy avec le Gouvernement de Juillet et ainsi de suite ; avec, bien
entendu, les débaptisations périodiques, les
changements de noms, aussi inévitables que ceux des uniformes de la Garde
Nationale ou des vignettes des papiers timbrés. De proche en proche, l'usage des noms
commémoratifs passe au profit, non plus seulement des souvenirs politiques,
des gloires nationales, mais aussi des gloires locales. La liste des noms de
rues devient un répertoire des célébrités de l'endroit : Groult
remplace à Vitry la rue d'Oncy, et Roques de Fillol, à Puteaux, la rue des Coutures. Et c'est dans
cette période d'histoire topographique que nous vivons. Si bien que, je me
permets de dire, sans faire du reste la moindre allusion politique : Dieu
nous garde d'une réaction ou d'une révolution ; car réaction ou révolution
transformerait notre vocabulaire viographique en un
jeu de massacres dans les Bottin ou les Tout- Paris. Dénommer les rues d'après des faits
d'histoire générale, sans aucun rapport avec l'histoire de la rue ? Voulez-vous
maintenant me permettre de dire, toujours en toute franchise, ce que je pense
du système contemporain, le système commémoratif, c'est-à-dire dénommer les
rues d'après des faits d'histoire générale, sans aucun rapport avec l'histoire
de la rue, transformer les plaques indicatrices en dédicaces de souvenirs ? J'en
pense beaucoup de mal et je dis que c'est en réalité un moyen très médiocre,
très maladroit, de célébrer nos gloires. J'aimerais mieux autre chose, de
plus opérant, de moins imprudent. 1°
D'abord, certaines de ces gloires du présent ne sont pas sanctionnées pour
toujours. Nous risquons d'avoir, sur les plaques, des noms qui ne sont plus
ceux de grands hommes, qui ont cessé de plaire. Nous avons failli avoir une
rue Lloyd- George. Procéderons-nous donc à des lavages périodiques, à des effaçages de noms passés à l'état de médiocrités ? Cette
fois ce fut la débride. Le nom dut signifier quelque chose, non pas quelque
chose de l'histoire ou de la vie de la rue, mais quelque chose de l'histoire
ou de la vie de l'humanité (C J.) 2°
Le public se rend très malaisément compte, à propos des noms de rues, qu'ils
servent à glorifier tel personnage célèbre. Il fait très difficilement le
passage du nom de la rue au personnage commémoré. Le nom de la rue, pour lui,
c'est un mot jeté rapidement sur une enveloppe de lettre, donné clairement
mais vite à un cocher, c'est une rubrique de renseignements, et pas autre
chose. En faire le prétexte d'une leçon d'histoire, d'une pensée de
reconnaissance, c'est trop demander au public. J'habite rue Guynemer : c'est
le nom d'un héros célèbre entre tous, digne entre tous de notre gratitude. Eh
bien ! j'ai souvent remarqué ceci : quantité de gens, qui connaissent et qui
ont fréquenté Guynemer, ne se doutent pas, en se servant du nom de cette rue,
qu'il est celui du fameux aviateur. À combien peu de riverains de la rue
Soufflot vous apprendrez qu'il s'agit là de l'architecte du Panthéon !
Moi-même, si curieux d'histoire que je sois, je ne peux pas m'habituer, en
lisant les noms de rues, à faire l'effort nécessaire pour me rappeler l'oeuvre des titulaires de ces noms, Cujas ou Champollion.
Et si je le fais par devoir d'historien, immanquablement je perds mon chemin,
et l'effort que j'ai fait pour comprendre le nom de la rue n'a servi qu'à me
faire manquer ma route. 3°
Il en résulte que ces noms illustres, que la rue n'a pas créés, qu'on a
imposés à la rue, sont guettés par le calembour, par la déformation
populaire. Le public est simpliste ; il veut un nom qui signifie quelque
chose, ou, à défaut, un nom qui ne signifie rien ; je m'entends : soit un nom
commun — rue des Fèves, rue du Puits, rue aux Ours, rue de l'Arbre-Sec ; —
soit un nom propre, qui soit celui de la rue, et rien que le sien, comme nos
noms nous appartiennent — rue Zacharie, rue Saint-Jacques, etc. Le résultat
est que, quand les noms nouveaux sont difficiles à retenir, ou quand ils
voisinent, de son ou d'aspect, avec un nom commun, facile à comprendre et à
retenir, le changement, le calembour, s'opère très vite. Je ne crois pas
qu'il faille beaucoup de temps pour que la rue Dupuytren
s'appelle rue du Pétrin. Et déjà les gens du quartier de la rue Vercingétorix
disent couramment rue de Vingt- cinq Liquoristes ; au moins, cela signifie
quelque chose. Pauvre glorieux héros arverne ! A quelle transformation bistrocratique on l'a exposé en le plaquant comme nom de
rue ! 4°
Un autre inconvénient, et très grave, peut atteindre le nom qu'on veut
glorifier. Nous ne sommes pas les maîtres de l'avenir des rues. Qui sait si
cette belle rue d'aujourd'hui, propre et honnête, ne deviendra pas un jour un
affreux réceptacle de taudis ? Alors, voilà son nom glorieux appliqué à
désigner une ruelle abominable. Il y a un siècle et demi, un archevêque de
Bordeaux, Rohan, pour rendre hommage à un grand saint breton, son patron
Mériadec, donna ce nom de Mériadec à une rue qu'il fit bâtir sur les terrains
de l'Archevêché. Dieu sait ce qu'est devenue cette rue, et ce que signifie à Bordeaux
le nom de Mériadec. Le mot est devenu nom commun, très commun, très vulgaire.
Ce pauvre saint Mériadec, de par une plaque de rue, est devenu le complice
des truands et des ribauds, et, par convenance, je n'ajoute pas d'autres
épithètes. 5°
Voici un autre inconvénient d'ordre moral et social, mais dont d'ailleurs je
n'exagérerai pas la gravité. Le nom d'une rue ancienne, par exemple, rue des
Bourbonnais, rue Montorgueil ou rue Saint-Jacques,
— les vraies rues de Paris, celles-là, les rues anciennes, qui ont un passé,
une histoire, qui sont non pas seulement des lignes de passage, mais des
lieux de séjour, — le nom de ces rues, dis- je, éveille une sorte
d'amour-propre, de solidarité, j'ose presque ajouter d'orgueil de quartier,
de patriotisme local. Si l'on est fier de sa rue, c'est un peu parce que le
nom s'y perpétue et qu'il y perpétue de très vieilles habitudes. Il est un
des éléments de la communion, de l'entente morale de ses habitants. Nomen, numen, disait-on
: il y a un élément divin dans un nom qui dure. Je force évidemment la note.
Mais enfin le nom d'une rue antique, comme rue Saint-Jacques ou rue du
Vieux-Colombier, a sa valeur à demi mystique, littéraire et historique à la
fois : la rue du Vieux- Colombier, c'est là qu'habitèrent de fameux
mousquetaires, et vous savez la place que lui a donnée Alexandre Dumas dans
la jeunesse de d'Artagnan ; et c'est aujourd'hui le nom d'un théâtre qui fait
date dans la vie esthétique de Paris. Je vous en supplie : n'y touchez pas,
car il est devenu à demi sacré. L'habitant de cette rue n'en reconnaîtra plus
le passé, si vous en changez le nom ; et aussi, il l'en aimera moins, il en
sera moins fier. Le nom lui sert de signe d'attache avec le passé, et, en
même temps, d'occasion d'accords, de mot d'ordre, de signe de ralliement dans
la vie collective du présent. Et nous avons tellement besoin, pour renforcer
notre vie nationale, de respecter et de multiplier et les éléments qui
touchent au passé et les éléments qui touchent au sol, que je voudrais ne pas
sacrifier même les plus humbles de ces éléments, qui sont les noms des rues. 6° Enfin, et c'est ici que je me permets de
faire intervenir le regret de l'historien, changer le nom d'une rue, c'est
supprimer un souvenir du passé, un indice qui nous permet de remonter
jusqu'aux temps disparus ; c'est — excusez-moi si je dramatise — supprimer
les vénérables témoins des âges d'autrefois. Je prends quelques exemples : la
rue Broca est l'ancienne rue de Lourcine. Mais Lourcine, ce n'est pas seulement une joyeuse comédie de
Labiche, une caserne qui eut son heure de célébrité, c'est une église pleine
de choses d'art, et Lourcine encore, c'est le plus
vieux quartier suburbain du Paris de la rive gauche, Lourcine,
dont le nom mystérieux remonte aux arpentages de l'époque des empereurs
romains. Ne touchez pas plus à Lourcine qu'à.
Mouffetard ou à Saint- Jacques. — Vous avez, à Vitry, donné le nom de Groult, le bienfaiteur de la ville, à la vieille rue d'Oncy, sous le prétexte que d'Oncy
ne signifiait rien. Précisément, s'il ne signifiait rien pour le gros public,
il fallait le garder. En outre et d'autre part, il signifiait quelque chose
pour les historiens : c'était le nom primitif du Petit-Vitry, de ce domaine
d'Oncy qui, lui également, remontait à l'époque
romaine. — Il y avait, dans le vieux Puteaux, deux quartiers essentiels :
celui des bonnes terres, semées en blé, qu'on appelait le quartier des
Cultures ou Coutures, dans le bas, vers l'actuelle rue de Paris ; et dans le
haut, en montant vers le plateau, il y avait le quartier des mauvaises
terres, des landes, des Larris — vieux mot français
de notre terroir qui signifie landes : et Puteaux eut pendant longtemps la
rue des Coutures et la sente des Larris, témoins
très respectables d'un très ancien passé. Ce
sont aujourd'hui la rue Roques-de-Fillol et la rue
Michel-Montaigne. Ainsi, sous prétexte de commémorer la vie de quelques
hommes, passants d'un jour, vous cessez de commémorer la vie de la terre
éternelle ou des travailleurs anonymes. J'avoue pour ma part que je ne voudrais
jamais d'autre nom aux rues des Coutures à Puteaux ou ailleurs, ni aux rues
des Vignes dans le Ve ou le XVIe arrondissement, parce que Coutures ou Vignes
cela signifie partout le travail fécond et patient de générations disparues,
l'effort de milliers de laboureurs pour faire de la bonne terre ; cela
représente pour moi le travail de Jacques Bonhomme, et je préfère, quand je
suis sur une portion du sol de France, je préfère Jacques Bonhomme à Michel
Montaigne et à Roques de Fillol. Cela ne m'empêchera
pas de m'incliner devant la mémoire de Roques de Fillol
et de relire avec admiration les Essais de Michel Montaigne. Mais quand je
suis sur un terrain que l'homme a défriché, je veux qu'on me parle des
cultures ou des vignes de Jacques Bonhomme. — Allez-vous donc faire
disparaître la rue des Imbergères à Sceaux,
souvenir d'une vieille ferme-auberge ? notre rue de la Tombe-Issoire,
extraordinaire souvenance d'une épopée fameuse ? Et le Roule de Neuilly,
vieux nom plus vieux que les rues ? Car
il est arrivé ceci, et très souvent, que les noms sont plus vieux que les
rues, et non pas, comme dit le proverbe, vieux comme les rues. Ces noms
antiques sont des noms de quartiers, qui se sont, à la fin, localisés sur la
rue principale. Les Larris, avant d'être le nom
d'un chemin de Puteaux, ont été celui de toute la montée des plateaux ; et le
nom de Lourcine, c'est le nom primitif de tout le
bas-fond de la Bièvre parisienne. La rue a appelé, si je peux dire, le nom du
quartier ; elle l'a fixé sur elle ; elle l'a conservé ; c'est un gros morceau
de notre sol dont elle raconte l'histoire. Faites
comme la rue elle-même, soyez conservateurs en cette matière. Respectez les
noms que le passé vous a laissés. Ils sont l'oeuvre
anonyme des morts. Et nous n'avons pas le droit de toucher, par pur caprice
du moment, à l'œuvre des morts, qui nous ont faits ce que nous sommes. — Je
parle, je le répète, en historien. Et je laisse à l'Administration le soin de
maintenir les droits raisonnables du public sur les morts et sur les vivants." Camille JULLIAN
(1859-1933) Pourquoi un nom de Rue
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